OvceJ’allais parler de mouton. On aurait du mal à trouver chez lui un cas de réussite sociale. À ma connaissance, il n’y a guère de Patrick Sébastien, de Christophe Dechavanne – oublions Raymond Devos ! –, pas une seule trace de PPDA ni de DSK, et aucun KFC.

Si l’on passe des élus des muses à l’authentique sagesse, a-t-on déjà entendu parler de Mouton Jésus, Socrate, Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Kant, Hegel ou Lénine ? Autant que je sache, non. Je doute de l’existence d’un Balzac. Je n’ai évidemment aucun rapport avec les personnages précités, Balzac y compris, mais ce mouton qui, plaqué au milieu d’un chemin étroit, à une quinzaine de mètres devant moi, me fait face en me regardant fixement, n’en sait rien. Et il se peut qu’il m’en veuille de la nette suprématie morale de mon espèce sur la sienne.

Derrière lui je vois le village. Ses premières maisons se dessinent à quelques deux cents mètres de mon poste actuel, et de l’amas de toits rouges que domine le clocher à bulbe de l’église, couronné lui-même d’une flèche d’or étincelant au soleil, ne me séparent que quatre cents, cinq cents mètres tout au plus. Mais il y a le mouton, aux aguets, qui m’en barre l’accès, sur le chemin serré entre deux clôtures.

Certes, ces clôtures qui délimitent les prés s’étendant à vue d’œil ne consistent qu’en un fil tendu de chaque côté sur des piquets de bois plantés tout au long de la route mais j’ai tout à l’heure repéré un écriteau indiquant qu’ils contiennent du courant électrique et moi, je ne vais pas m’électrocuter à cause d’un fichu mouton. Las, les fils se trouvent à une hauteur telle, ni trop haut, ni trop bas, que si je me baissais pour glisser dessous, il y aurait de grandes chances que je les touche du dos et, en voulant passer par-dessus, j’aurais à coup sûr droit à une décharge dans l’entre-jambe. Il vaudrait mieux ne pas essayer de doubler la bête par les pâturages.

Sans bouger d’un cran, le mouton s’oppose toujours à moi, arborant comme une mise en garde deux excroissances cornues (et si c’était un bélier, va savoir, je ne connais rien aux ovidés !), lui qui normalement devrait se trouver derrière l’un des fils électriques, fermé à l’intérieur de l’enclos réservé au bétail. Par ailleurs sur ma droite j’aperçois, au sommet d’un talus, un attroupement de vaches, mi-couchées, mi-debout. Mais lui, ce mouton solitaire, isolé de ses pairs et par la distance et par le fil dont il se situe du mauvais côté, ne semble point s’en émouvoir. Or, il n’a rien d’un mouton ému, immobile qu’il est face à moi qui depuis mon arrêt devant cet obstacle n’avance pas non plus ; il me toise, sans frémir ni cligner de l’œil, qu’on aurait dit un mouton empaillé, espèce d’épouvantail plantée à cet endroit pour dissuader les arrivants. Mais pourquoi disposerait-on ici-même un mouton bidon ? L’idée me paraît grotesque. Et puis, pour un guignol, il est vêtu d’un manteau de fourrure – enfin, de laine – par trop authentique, bien garni en épaisses touffes grises aux bouts noircis de crasse et de boue desséchée. Ces détails très terre à terre représentent l’ultime pièce à conviction du sang chaud qui circule dans les artères de ce mouton statuesque.

Étant donné que je me trouve sur un chemin de terre reliant le bois au village, ce serait peine perdue d’attendre le passage d’une voiture qui dégagerait le chemin pour moi. Ni d’ailleurs celui d’un piéton, car il n’y a alentour ne serait-ce que la promesse d’un homme, rien que du bétail, le village à l’arrière-plan, tel un tableau de fond, n’offrant pas le moindre signe de vie.

Oui, je pourrais toujours revenir en arrière et tenter de contourner l’une des clôtures cernant les pâturages qui semblent se prolonger à l’infini. Je choisirais le côté pour engager ensuite une pénible marche le long du fil, quitte à tomber sur un cul-de-sac : il n’est pas exclu que ce chemin moutonnier forme la seule voie d’accès au village depuis le bois.

Et puis, merde, je n’en ai rien à foutre, de ce village ! Dans le bois dont je venais de sortir c’était bien plus agréable, l’air frais sentait bon, une aubaine comparé à cette chaleur torride qu’il fait ici, à ciel ouvert.

En entonnant une mélodie gaie du bout des lèvres, je tourne le dos à la pauvre bête et rebrousse chemin vers mon abri.

© Martin Danes