LE DRAGON SUR LES ROUESAttiré par ses lumières perçant la nuit, je franchis l’entrée d’une fête foraine aux abords de la ville. J’avance sur le chemin jalonné de manèges clignotants, retentissant d’un curieux mélange de musique pop et de cris de visiteurs excités.

Je passe devant un château hanté sur les créneaux duquel se dressent de grandes statues de monstres aux grimaces effrayantes. Deux femmes accompagnées de deux fillettes achètent des tickets à la caisse, « entrée 2,50 € ». Les enfants, entre sept et huit ans, sont vêtues de robes noires aux cols blancs, barrettes à papillon fixant leurs longs cheveux bruns.

icket à la main, la première des femmes s’installe avec une fillette dans un chariot sur rail, à tête de dragon. Elle s’assoit dans le fond du siège, suivie de l’enfant. Le système se déclenche, le chariot démarre, percute le double battant de la porte qui s’ouvre avec un bruit de détonation et un jet de vapeur dans les hauteurs. En s’écriant, la fillette saute alertement hors du chariot, une fraction de seconde avant que la femme ne disparaisse seule dans les sombres entrailles du château.

C’est maintenant au tour de la seconde femme et de l’autre enfant de chevaucher le prochain dragon. La femme avance d’un pas sûr mais la fillette se cabre sur place, tournée vers son hardie devancière qui a réussi à se sauver in extremis de la bouche du royaume des horreurs. La femme essaie d’attraper la main de l’enfant qui recule, secouant la tête pour souligner son refus.

« Viens ! » lit-on sur les lèvres de la femme. La fillette continue à faire non de la tête et se cache derrière sa camarade. Les deux petites font maintenant bloc, battant en retraite face à la femme désireuse d’entraîner l’une d’elles vers les fonds ténébreux du château.

Entre-temps, la première femme ressort dans son chariot par la porte située à l’autre bout. Elle descend, explique de la voix et du geste aux deux enfants que ce n’est rien et qu’il faut être raisonnable et monter. D’autant que les cinq euros payés ne sont pas remboursables, comme c’est écrit sur la vitre de la caisse. Les deux femmes se mettent à poursuivre les deux petites en fugue, elles tentent de les attraper, tout en les amadouant par leurs raisonnements. Les fillettes, toujours ensemble, restent muettes et, mesurant le danger, accélèrent leur fuite, bien décidées à ne pas se laisser prendre au piège.

Les deux camps ne cessent de se déplacer dans la nuit et la paire d’enfants s’éloigne rapidement de la paire d’adultes qui s’acharne dans sa chasse, absorbée par son improbable victoire.

Je quitte la scène à ce moment-là, renonçant volontiers à attendre son issue. Peut-être qu’après-demain matin, si je m’achète un journal, je pourrai y trouver l’avis de recherche suivant :

Deux fillettes, âgées de sept et huit ans, longs cheveux bruns fixées avec barrettes à papillon, en robes noires aux cols blancs, ont disparu à la Foire de… dans la soirée du…

© Martin Danes