Ovce

Dès mon entrée dans la salle d’attente, parmi des dizaines de citoyens feignant la patience je repérai son visage. Assis près de l’accueil, il fixait le mur avec l’air maussade d’un chien enchaîné. Il était chauve, camus et ses yeux écartés devaient sans doute partager son champ de vision en deux parts égales. Il s’agissait de ce genre d’hommes dont la femme demande le divorce au bout de deux ans de mariage, n’en pouvant plus de regarder tous les jours sa tête d’oiseau. Malgré sa laideur, il m’attirait comme un aimant, étant donné que son visage me semblait familier. J’aurais juré que je le connaissais… seulement d’où, bon sang ? Malgré tous mes efforts, je ne trouvais pas de réponse à cette question qui me taraudait.

Hélas, je devais l’observer d’une façon trop insistante, car bientôt il m’avait repéré et il se mit à me jeter de petits coups d’œil. M’aurait-il reconnu, lui ? Vu la nature de ses regards, cela semblait très peu probable ; aux foudres qu’il me lançait il ne manquait qu’un bruit de tonnerre qui eût à coup sûr fait trembler le sol de cet immeuble administratif, pas très solide et bourré d’amiante.

Après le énième de ses regards bilieux, je fis ce qui paraissait s’imposer de plus en plus car je n’arrivais toujours pas à me détacher de l’image de cet homme qui m’intriguait tant. Je me levai et m’avançai jusque devant lui.

– Excusez-moi, monsieur, l’apostrophai-je. Quand je vous ai aperçu, je me suis dit que sans doute nous nous connaissons. Ou est-ce que je me trompe ?

– J’aimerais bien savoir comment on se serait connus !

La violence de sa réaction me convainquit d’emblée que j’avais dû me méprendre et elle me fit regretter ma hardiesse.

– Je vous demande pardon. Il s’agit sûrement d’une erreur.

Je m’apprêtais à regagner ma place lorsque, avec sa main, il tapa – un peu violemment – le siège à côté de lui.

– Asseyez-vous ! m’enjoignit-il sur le ton d’un maréchal que les circonstances forcent à s’adresser à un simple soldat.

Je m’exécutai.

– Alors, s’enquit-il, tandis que, désormais autorisé à le regarder, j’examinais son visage de près, d’où croyez-vous qu’on se connaisse ?

– Justement : aucune idée ! Si on se connaît tous les deux, ça doit remonter à notre enfance ou notre jeunesse. Vous avez fait toute votre scolarité ici ?

– Non. Je suis né dans le Nord. Ma famille s’est installée dans cette ville quand j’avais treize ans.

– Et après ? À tout hasard, vous n’avez pas fait Les Champs de victoire ?

– Les Champs de victoire ? s’écria-t-il. Est-ce que j’ai une tête à ça ?

– Calmez-vous, monsieur ! Je ne vous parle pas d’une bataille historique ; c’est le nom du lycée classique que j’ai fréquenté.

– Un lycée classique, moi ? Monsieur, je suis un honnête homme ! J’ai toujours subvenu tout seul à mes besoins. Si vous voulez à tout prix le savoir, j’ai fait un BTS commercial et je suis resté fidèle à ma filière.

Je hochai la tête. Je n’avais plus envie de subir les effluves de son conformisme outré. Il semblait exclu que j’eusse jamais compté ce triste personnage parmi mes amis, même si, à le voir de près, ses traits me paraissaient encore plus familiers qu’à distance.

Je voulus me lever, mais il me retint en lançant à brûle-pourpoint :

– Après tout, il n’est pas impossible qu’on se connaisse tous les deux.

Ce n’était que maintenant que j’enregistrai un subtil changement dans son expression : à mesure qu’il me scrutait lui-même avec ses yeux d’oiseau, son visage commençait à se décrisper un peu.

– Tout bien réfléchi, il me semble que votre tête me dit aussi quelque chose, ajouta-t-il comme à contrecœur.

– Voyez-vous ça ! Vous venez de constater que vous me connaissez probablement vous aussi, alors qu’aucun de nous deux n’arrive à se souvenir de l’autre. Vous ne trouvez pas ça étrange ? Je devrais peut-être me présenter…

Tout à coup, le numéro sur l’écran lumineux avança d’une unité. Ça devait être le sien, car il se leva brusquement. Restant assis, j’ouvrais la bouche pour le saluer lorsque l’agent d’accueil qui, depuis tout à l’heure, avait l’impolitesse de nous lorgner du coin de l’œil, m’encouragea :

– Vous pouvez accompagner le monsieur ; il est autorisé de se présenter à deux au guichet.

– Comment ça il peut m’accompagner ? s’insurgea l’autre. Il est arrivé bien après moi, lui !

– Excusez-moi, messieurs. Le garçon d’accueil rougit comme une écrevisse. J’ai cru que vous étiez frères…

À ce moment-là, je compris où j’avais déjà vu cet homme : dans le miroir de ma salle de bains en me rasant ce matin !

© Martin Danes